Pal Zolnay – « Le sac » (1966), la mort en héritage

« Quelque part, une feuille tombe d’un arbre, ici, un nuage passe, là, une femme pleure, ailleurs, un homme garde le silence. Tout cela est un tout, tout cela est ma vie (…) et ne fait qu’un avec moi… »

Belà Balâzs, Une jeunesse mortelle, 1974

Beaucoup moins connu et titré que tous ses autres collègues, Pal Zonay est sorti diplômé de l’école de Budapest en 1957. Il a tourné entre 1962 et 1975, plus d’une dizaine de longs métrages, fictions et documentaires et se partage entre cinéma et télévision. Le plus réputé sera Photographie (1972). Parce qu’il a été assistant de Fabri, on est tenté de le rapprocher des œuvres de la génération précédente. Mais il appartient toutefois à la « Uj ullàm », ce renouveau du cinéma hongrois des années 60.
Le sac est un peu moins convaincant que les autres œuvres de la série, car plus difficile à appréhender. Fortement marqué par l’expressionnisme, il mélange les styles visuels et sa narration est un ensemble de fausses pistes. Le sac, comme boîte à malices… Pourtant, c’est aussi une belle réussite, tant il arrive à évoquer la vie rurale et les rapports humains, en faisant monter la nostalgie du lieu même. C’est le regard tendre mais lucide, qu’une petite vieille porte sur la jeunesse et celui, naïf, d’un jeune homme terrifié par la mort prochaine de cette mère adoptive. La mise en scène tire sa force de cet échange de craintes. Car le thème, c’est d’abord le lien, puis le legs.

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Toutefois, Zolnay prend un plaisir non dissimulé à nous mener en bateau. Il fait le malin, en organisant le jeu très physique et gestuel des acteurs, par les mouvements de sa caméra perceptive et dans le rythme de son montage, mais surtout dans la narration et cette manière de dispenser les faux semblants, de parsemer le récit de non-dits. Au bout d’une première moitié de film, on a l’impression que le cinéaste, à l’image de son héros, commence des séquences et sème ses histoires, sans jamais les mener à leur terme. Même si peu à peu, la relation maternelle devient plus importante que la drague des filles ou que la crise de ce couple du responsable du kolkhoze.

Car c’est déjà dans la manière dont Zolnay nous introduit dans ce microcosme : comme des voleurs. Qui est ce jeune qui court, comme un dératé, à travers les fossés, tentant de se retrouver dans un pays devenu étranger ? Le clair-obscur renforce l’impression d’une fuite. Son visage expressif ressemble, en gros plan et légère contre plongée, à celui d’un oiseau effrayé. La caméra se glisse entre les murs, reçoit des regards méfiants, lointains. En réalité, le spectateur ne sait pas encore que Simon court contre le temps, répondant à une nécessité interne, un appel du cœur, qui défie la raison et le politiquement correct.

Un jour, comme tous les ados, Simon a quitté son village et n’est plus revenu, sans même donner de nouvelles à ses parents, à part une ou deux cartes postales du Canada ou du Brésil. Explication aussi délirante que peu crédible et que renforcera l’ironie de l’ingénieur agronome. Y aurait-il une signification dans leur complicité ? On n’en saura rien mais inévitablement, on songe à un séjour en prison, peut-être après les événements de 56. A moins que ce ne soit juste un mensonge, enfantin, pour faire rêver ses vieux parents. Ne pas décevoir.

Hors Simon semble être une mauvaise graine : ingrat, mais en plus enfant violent et difficile, comme nous l’apprennent deux courts flashes back. Simon n’est plus attendu par personne et seule la chaleur de la serveuse un peu gironde du bar arrive à le réchauffer. Il n’est pas non plus celui que l’ingénieur aimerait qu’il soit (un paysan venu participer à l’effort collectif), d’ailleurs ses vaines et burlesques agapes dans un parc à cochons, ne déboucheront sur rien d’autre qu’un début d’amitié. Car les jeunes se font rares dans ce bled, si ce n’est l’ingénieur et sa jolie jeune femme, la petite institutrice, l’idiot ou l’ancien souffre-douleur de la communale. Il y a bien quand même une fête dans la MJC locale, mais ni Simon, ni l’ingénieur, ne peuvent et ne veulent s’en contenter, pris dans une sorte d’impossibilité à jouir du moment présent.

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Pour le reste, les champs de patates ne sont hantés que par ces éternelles vieilles femmes, silhouettes courbées et ventripotentes, que l’on reverra chez Kosa l’année suivante. Ce sont elles, ces grands-mères toutes droit sorties du grand cinéma soviétique, la population principale de ce décor de huis clos, que viennent planter de courts travellings. Simon scrute en panoramiques subjectifs ce village d’Epinal, à la recherche de souvenirs, d’une familiarité évanouie. L’amertume a les rondeurs de la fille que tout le monde prenait, aujourd’hui mariée, mère bien enrobée, future vieille annoncée.

C’est à la lumière qu’échoit le rôle de créer le décalage temporel et surtout de révéler ce qu’il y a d’essentiel dans cette résurgence d’un passé enchanteur. Une ombre passe sur le néo réalisme hongrois, creusant les visages, soulignant les rides. De fait, si tous ont survécu à leurs illusions de jeunesse, Zolnay nous met maintenant face à la mort. La main de Simon tâtonne et trouve un crucifix, comme si c’était lui le moribond. Le sac est le film d’une renaissance et d’un retour nécessaire aux racines.

« Vais-je réussir à rendre crédible un conte tiré de faits réels ? Je vais en effet devoir parler d’un lieu enchanté, d’une île sortie d’un conte et qui semblait isolée dans l’espace et dans le temps. « 
Belà Balâzs, Naplô, 1914 – 1922, « Journal », février 1916

Parce que quelque chose le retient dans sa fuite ininterrompue, quand elle lui avoue ce qu’elle a sur le cœur, Simon prolonge son séjour au pays des morts. Alors sans crier gare, Zolnay rompt le charme avec une longue séquence sur un pèlerinage, des moments intimes entre Lina et Simon, traversés par des envolées documentaires étonnantes. Zolnay capte une ferveur religieuse et populaire qui surprend l’occidental. Encore une fois, la manière de filmer à la volée donne du souffle à cette vision inédite. Pareille à l’état intérieur de Lina, qui passe du rire aux larmes pour ce dernier voyage, la caméra bouge jusqu’au vertige. Et une très belle scène de danse scelle leur complicité retrouvée, cet amour filial qu’envient les passagères de la camionnette. Toutes ces figures qui réapparaîtront dans un court-métrage expérimental et documentaire que réalisera une poignée d’années plus tard, un autre magyar, le grand Zoltan Huszarik ( dont Malavida vient de sortir Sinbad, tourné la même année ) : Tisztelet az öregasszonyoknak ( Hommage aux vieilles femmes ). Une élégie de ces paysannes qui travaillent sans compter, dans un pays pour lequel elles comptent si peu.

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Quand le temps et la dramaturgie rattrape notre couple, la musique devient arythmique et dissonante. Lina s’étiole. Le scénario oublie la pesanteur, pas l’émotion, et raccorde vite le masque mortuaire à la vie. Aux gestes usuels de l’idiot, Adam, rebouchant la tombe, sous le regard vide, vaguement inquiet, des camarades de Lina. Une curieuse scène cauchemardesque tissée de plans courts, comprise du point de vue éploré de Simon, cet enfant qui mourra un jour à son tour.

Zolnay poursuit cette distorsion dans l’insouciante scène finale. « Toute expérience est intéressante » nous est-il confié quand l’observation fait à nouveau du pied au documentaire. A cet instant, Le sac entre en résonance avec le début de L’âge des illusions de Szabo. Mais, comme Pal Zolnay face aux modernes qui tambourinent à la porte, Simon résiste encore un peu au tumulte de ce train bondé et aux yeux pétillants d’une aussi jolie que curieuse jeune fille. Juste le temps de s’interroger sur ce que représente pour lui, le gosse adopté, l’héritage de sa maison, dans son village d’enfance.

Un conte moral en somme…Ce gamin, dur comme une pierre dans le soulier, est au sortir de ce voyage initiatique, un homme complet. Cette quête identitaire serait peu de choses, sans la manière un peu abrupte, différente, et guère théorique de Zolnay, qui ouvre son 1:33 comme son héros écarquille ses yeux clairs sur un paysage autrefois méprisé.

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